19.02.2024Séisme du 25 janvier 1946: panique, confusion, angoisse et croyances
Suite de notre série «Tremblements de peur», consacrée au séisme de 1946. Dans ce chapitre, Martin Bagnoud analyse le ressenti des Valaisans, dans un climat qui reste tendu à cause des multiples répliques et qui favorise l'émergence de rumeurs. Punition divine? Le diable? Une bombe atomique? Notre région, touristique, s'inquiète du climat anxiogène qui se répand et fait fuir les touristes.
La population valaisanne est fortement marquée par le tremblement de terre du 25 janvier 1946. L'intensité des secousses, les dégâts, les nouvelles qui n'arrivent qu'au compte-gouttes et surtout les répliques contribuent à installer un climat anxiogène, en particulier dans les zones les plus frappées.
La peur se répand face à ce phénomène méconnu. Il faut dire que les séismes sont des événements particulièrement violents, qui déstructurent le monde qui nous entoure et rendent vulnérables les habitations censées nous protéger.
De plus, les nuits sont régulièrement entrecoupées par des répliques: les gens se réveillent alors en sursaut, croyant revivre les pires moments de la secousse principale. En histoire sociale, on parle de rupture d'équilibre quand un événement d'une telle ampleur survient brutalement et violente la temporalité qui était installée auparavant. La panique trouve un terreau favorable, les rumeurs peuvent se propager, l'angoisse s'installer. Certains parlent de fin du monde ou même de bombe atomique. Inévitablement, les questions surgissent quand le sens vient à manquer: que se passe-t-il vraiment ? Pourquoi notre bonne vieille terre se met à trembler de la sorte ?
Un climat de panique
L'examen du trafic téléphonique est révélateur de l'angoisse qui a étreint la population: les communications en Valais central, qui s'élèvent normalement à 3200 par jour, ont atteint 11''500 le 26 janvier, au lendemain du séisme. Les installations sont rapidement surchargées et un premier point de saturation est atteint le 25 janvier au soir, où il n'était plus possible de faire face au trafic.
Mais ce n'est pas tout. Chez certains, le séisme ranime des souvenirs douloureux. Ainsi en est-il de ces enfants victimes de la Seconde Guerre mondiale qui sont accueillis dans les hôtels et sanatoriums de Montana. Lors de la première secousse, beaucoup d'entre eux se sont précipités à la cave, croyant revivre un bombardement (les tremblements de terre s'accompagnent souvent de détonations sonores).
Des exemples similaires parsèment les récits des témoins du séisme. La plupart d'entre eux insistent sur la peur suscitée par le phénomène. Partout en Valais, on se précipite – par réflexe – à l'extérieur des habitations quand survient la première secousse. À l'église de Montana-Village, le curé et une cinquantaine de personnes récitaient le chapelet au moment où la terre s'est brutalement mise à trembler. Tout le monde a immédiatement quitté l'édifice.
Toutes les localités du Valais central semblent être en proie à la panique.
Là, un enfant est frappé de mutisme durant une journée entière. Ici, c'est une dame qui a la sensation d'être électrocutée. À Sion, la lumière manque pendant 10 minutes à la suite de la secousse principale, plongeant dans le noir et l'effroi les habitants jetés hors de leurs demeures. Certains pensent que l'usine à gaz a explosé.
On n'ose pas rentrer chez soi, de peur que les habitations fragilisées s'effondrent pour de bon. Les lignes électriques des voies de chemin de fer produisent des halos de lumière verte en se touchant les unes aux autres.
Le journal La Suisse raconte qu'une partie des touristes de Crans a passé la nuit dans le hall des hôtels, prêts à déguerpir si les choses venaient à tourner mal. La soirée est glaciale, nous sommes en plein hiver, mais des veillées nocturnes s'organisent, surtout dans les agglomérations de la plaine du Rhône. Durant toute la nuit, des familles se rassemblent aux abords de grands feux collectifs.
«Les personnes qui disent n'avoir pas eu peur sont peut-être à ranger dans la catégorie de ce Monsieur qui nous disait n'avoir eu aucune crainte; or nous avons appris qu'il avait passé plusieurs nuits dans son automobile, en plein champ».
MARIETAN, Ignace, «Le tremblement de terre du 25 janvier 1946», Bulletin de La Murithienne, n° 63, 1946.
Un climat de confusion
À l'angoisse se mêle bientôt la confusion, favorisée par les rumeurs qui circulent rapidement. Les suppositions quant aux causes du phénomène vont bon train, et concernent tant la population que les journaux. Des individus propagent le bruit qu'une secousse plus violente encore que la première est prévue pour le samedi 26 janvier à midi. Dans plusieurs localités valaisannes, on doit démentir la rumeur aux criées publiques. Bientôt, de nouvelles craintes surgissent. Certains journaux rappellent qu'en 1855 à Viège, un séisme avait tari la plupart des sources de la vallée: dans nos villages, on en vient à s'inquiéter pour l'approvisionnement en eau.
Ce qui fait l'objet de nombreux commentaires, dans une région touristique comme celle de Crans-Montana, c'est la mauvaise impression donnée aux visiteurs. Un homme s'en inquiète: il insiste pour entreprendre aussi rapidement que possible les réparations qui s'imposent afin d'éviter d'amener sur la station «une fâcheuse réputation qui pourrait la priver de la meilleure partie de sa clientèle».
Et Dieu dans tout cela ?
Dans un canton aussi religieux que le Valais (en 1950, près de 96% des gens se déclarent catholiques), la croyance a été un support pour beaucoup dans cette crise. Le lien entre catastrophe naturelle et recrudescence du sentiment religieux est souvent souligné par les chercheurs. Le curé de Montana-Village se félicite à ce titre de l'exemple moral offert par le séisme: pour lui:
«la leçon a été très salutaire et a valu pour la moitié d'une mission:».
À Sion, il y a autant de confessions le lendemain du séisme que durant le temps pascal. Des témoignages soulignent que les églises valaisannes n'ont pas désempli durant les semaines suivantes. Dans certains foyers, on fait le chapelet tout au long de la nuit du 25 au 26 janvier.
Il serait pourtant hasardeux d'en déduire que le sentiment religieux collectif a augmenté: la forte fréquentation des églises et les nombreuses confessions découlent-elles d'un phénomène de conformité sociale, ou d'un renforcement effectif de la religiosité individuelle? La réponse mêle certainement les deux aspects.
Ce qui est sûr, c'est que beaucoup ont vu dans le tremblement de terre une manifestation surnaturelle, un signe révélant la présence de Dieu sur terre. Pouvait-il en être autrement en Valais, au milieu du XXe siècle? L’Église et la religion encadrent toutes les grandes étapes de la vie sociale, en particulier dans le domaine de l'instruction. Dieu est (encore) partout à cette époque. Dès lors, la lecture religieuse de l'événement s'impose presque naturellement. Elle permet de donner du sens à la catastrophe: ce qui arrive doit arriver, puisque Dieu l'a voulu.
Deux visions coexistent à l'intérieur de ce paradigme.
Une lecture plutôt populaire attribue au diable la responsabilité des événements, étant donné que Dieu ne peut vouloir le mal. Sous cet angle, le séisme fait entrevoir les forces démoniaques qui sommeillent au sein de notre terre. À Bramois, un homme explique que la cause du phénomène est à chercher du côté de «celui qui a les cornes».
Néanmoins, pour la plus large partie de la population et les élites religieuses, le tremblement de terre figure au contraire un message moral, un avertissement divin destiné à se repentir de nos péchés. Il faut s'amender, puisque le séisme nous rappelle que nous sommes dans la main de Dieu et qu'il préside à nos destinées. Dans cette conception, le thème de la punition divine n'est jamais très loin: Dieu peut à tout moment se rappeler à notre bon souvenir, si nous nous éloignons de sa parole. Les responsables de l'Église catholique emploient de façon opportune cette thématique qui leur permet de renforcer la mainmise du moralisme religieux sur la population valaisanne.
Par Martin Bagnoud
Sources:
Truffer, Bernard, et alii, « Valais », Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), en ligne.
Archives de l'Évêché, 123 43, 128 42, 117 73.
CH AEV, AC Montana, 2014/21, 9.7.2.
WALTER, François, Catastrophe. Une histoire culturelle, Paris, Éditions du Seuil, 2008, 380 p.
L'exposition «Tremblements de peur» est à voir du 20 février au 24 avril 2024 à la Bibliothèque de Crans-Montana. Elle sera ensuite visible à l'EMS Le Christ-Roi (en juin), dans les jardins d'Ycoor (juillet-août) et au Centre scolaire de Crans-Montana à la rentrée. Les articles de Martin Bagnoud font l'objet d'une publication gratuite disponible à la Bibliothèque.